Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/203

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— Je ne crois pas avoir été coupable. La mort et la vie ne sont qu’un devant l’Éternel. Je sais que nos pères immolèrent leurs enfants et se tuèrent eux-mêmes pour conserver leurs âmes pures. J’ai voulu faire comme eux. Mais maintenant il m’est ordonné de vivre, et pourtant je ne vois pas comment je vivrai.

— Vous trouverez des amis ; j’en trouverai pour vous.

Elle remua un peu la tête et répondit d’un ton navré :

— Je ne retrouverai ni ma mère ni mon frère.

— Êtes-vous Anglaise ?… Vous devez l’être pour parler si bien notre langue.

Elle ne répondit pas tout de suite et le regarda en essayant de voir ses traits à la lumière douteuse du crépuscule expirant. Jusque-là, elle n’avait pas cessé de fixer ses yeux sur les avirons. Il lui sembla s’éveiller ; elle se demandait quelle part de ses impressions appartenait au rêve et laquelle à la réalité.

— Vous voulez savoir si je suis Anglaise ? dit-elle enfin.

— Je ne veux savoir que ce qu’il vous conviendra de me dire. Peut-être n’est-ce pas bon pour vous de parler.

Il craignait toujours que son esprit ne fût égaré.

— Je vais vous le dire. Je suis née Anglaise, mais juive. Me méprisez-vous pour cela ? demanda-t-elle d’une voix plus basse, et avec une tristesse qui ressemblait à une plainte.

— Pourquoi ? Je ne suis pas si fou.

— Je sais qu’il y a des juifs qui sont méchants.

— Et beaucoup de chrétiens aussi ; mais je trouverais fort mal de vous mépriser à cause de cela.

— Ma mère et mon frère étaient bons ; hélas ! je ne les retrouverai jamais. Je suis venue de bien loin… de l’étranger. Je me suis sauvée ; mais je ne puis vous dire… je ne puis parler de cela. Je croyais pouvoir retrouver ma mère. Dieu me guiderait. Mais ensuite j’ai désespéré. Ce matin,