Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/224

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vée en rentrant, avait été fort inquiet et se mit dans une violente colère. J’avais eu tellement peur, qu’il se passa bien du temps avant que j’osasse tenter de nouveau l’aventure. Quand la signora nous eut quittés, nous allâmes habiter une maison dont la propriétaire était juive et observait sa religion. Je lui demandai de me conduire à la synagogue ; je lus dans ses livres de prières et dans sa Bible et, quand j’eus assez d’argent, je la priai de m’acheter ces livres qui me semblaient devoir me rapprocher encore plus de ma mère. Ce fut ainsi qu’en y ajoutant ce que je lisais dans les pièces de théâtre et dans d’autres livres sur les juifs, j’arrivai à connaître un peu notre religion et l’histoire de notre peuple ; tout cela, parce que j’étais sûre que ma mère obéissait aux prescriptions de notre culte. J’avais cessé de parler d’elle à mon père. C’est affreux à dire, mais je commençais à me méfier de lui. J’avais découvert qu’il ne disait pas toujours la vérité et qu’il faisait des promesses sans s’inquiéter de les tenir. Le soupçon que ma mère et mon frère vivaient encore, quoiqu’il m’eût dit qu’ils fussent morts, s’éveilla en moi. En revenant constamment sur le passé à mesure que je grandis, j’en sus davantage et j’eus comme certitude que ma mère avait été trompée, qu’elle s’attendait à nous voir revenir après une courte absence, et que mon père, en me disant qu’elle était morte, n’avait fait que jouer une comédie pour mettre mon esprit en repos. Voilà surtout pourquoi je hais le mensonge. J’écrivis en secret à ma mère ; je connaissais son adresse : Colman street ; c’est là que nous demeurions. Je savais que c’était près du pont de Blackfriars et du Cobourg ; je me souviens aussi que nous nous appelions alors Cohen, bien que mon père se fît nommer Lapidoth, du nom, disait-il, de ses ancêtres en Pologne. J’envoyai ma lettre, mais je ne reçus point de réponse et je perdis tout espoir.

Notre séjour en Amérique ne dura plus longtemps. Mon