Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/228

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comte qui le ferait remettre en liberté. Je fus trouver ce comte, que je reconnus pour être l’un des gentilshommes que j’avais vus la veille dans les coulisses. J’en fus effrayée, car je me rappelai sa façon de me regarder et de me baiser la main. Cependant, j’accomplis mon message et il me promit de se rendre sur-le-champ auprès de mon père, qui revint le soir à la maison avec lui. J’éprouvais une crainte horrible de cet homme, qui me fatiguait de ses attentions ; ses yeux ne me quittaient pas. J’étais certaine qu’il méprisait l’actrice juive. Le lendemain, quand il vint au théâtre et qu’il voulut me mettre mon châle la terreur s’empara de moi ; mon père aurait voulu que je parusse enchantée… Le comte était un homme entre deux âges avec des cheveux rares et les yeux pâles, grand et marchant lourdement. Il avait le visage grave, excepté lorsqu’il me regardait ; il me souriait alors, et son sourire me paraissait hideux. Quand nous étions seuls chez nous, mon père me faisait l’éloge du comte, qu’il me donnait comme son ami le plus dévoué. Je ne répondais rien car je supposais qu’il l’avait tiré de prison. Un jour, le comte vint nous faire une visite et mon père me laissa seule avec lui. Il me demanda si j’aimais le théâtre. Je répondis que non et que je n’y restais que pour obéir à mon père. Il s’exprimait toujours en français, me nommait « son petit ange, » et autres fadeurs semblables que je trouvais révoltantes ; puis il ajouta que je n’aurais pas besoin d’être plus longtemps sur les planches si je consentais à habiter son beau château où je commanderais en reine. « Plutôt demeurer au théâtre toute ma vie, » m’écriai-je suffoquée par la colère ; puis je me retirai et le laissai seul. En m’esquivant, je vis mon père qui baguenaudait dans le couloir ; j’en eus le cœur déchiré. Je courus m’enfermer dans ma chambre, persuadée que mon père s’entendait contre moi avec cet homme. Mais, le lendemain il voulut m’amadouer ; il me dit que je m’étais méprise