Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/60

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capable de chanter juste ; elle faisait donc plaisir aux auditeurs ordinaires, qui l’applaudissaient sans réticence. Elle avait même l’avantage de paraître encore plus belle quand elle chantait : il ne lui fut donc pas désagréable de voir Herr Klesmer en face d’elle. L’air qu’elle choisit était de Bellini et elle s’en croyait sûre.

— Charmant ! s’écria M. Arrowpoint assis auprès d’elle, et le mot fit le tour du salon avec une sincérité évidente. Mais Herr Klesmer demeura froid comme une statue, — si l’on peut s’imaginer une statue avec des lunettes ; — en tout cas, il resta aussi muet qu’une statue. On pria Gwendolen de ne pas quitter le piano et de doubler le plaisir général par un nouveau morceau. Elle désirait bien ne pas refuser ; mais, avant de s’y résoudre, elle dit en souriant à Herr Klesmer : — Ce serait trop cruel pour un grand musicien. Vous ne devez pas aimer à entendre chanter les pauvres amateurs.

— Non, ma foi ! mais cela ne fait rien, répondit Herr Klesmer, qui s’exprima tout à coup avec un abominable accent allemand, absolument comme les Irlandais qui reprennent leur jargon le plus dur quand ils ne sont pas contents. — Cela ne fait rien. C’est toujours agréable de vous voir chanter.

Gwendolen rougit beaucoup, mais avec sa présence d’esprit habituelle, ne témoigna aucun ressentiment et ne donna aucun signe de mécontentement ; elle ne quitta pas le piano, et miss Arrowpoint, qui était assez près d’elle pour avoir entendu les paroles de Herr Klesmer, s’approcha et lui dit avec un tact exquis :

— Imaginez ce que je dois endurer avec un tel professeur ! C’est à peine s’il tolère que les Anglais fassent de la musique ! Nous n’avons qu’à le laisser exhaler sa sévérité et à en faire notre profit ; nous pouvons la supporter quand tous les autres nous admirent.