Page:Eliot - Silas Marner.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

à la vision d’une existence où les jours n’eussent pas semblé trop longs, même sans les excès de l’intempérance. Mais la jeune fille était disparue et la vision s’était évanouie. Alors, que leur restait-il, surtout lorsqu’ils étaient devenus trop lourds pour la chasse à courre, ou pour porter un fusil à travers les sillons ? Rien, si ce n’est boire et s’égayer, ou boire et s’irriter, pourvu qu’ils ne fussent point esclaves de la variété, et pussent ressasser tout au long, avec une chaleureuse emphase, les choses qu’ils avaient déjà racontées maintes fois pendant l’année. Assurément, parmi ces hommes au teint rubicond et au regard morne, il s’en trouvait quelques-uns qui, grâce à leur bonté naturelle, ne pouvaient jamais être poussés à la brutalité, même par les dérèglements. Ceux-là, à l’époque où leurs joues étaient dans leur fraîcheur, avaient ressenti la pointe acérée du chagrin ou du remords. Ils avaient été percés par les roseaux sur lesquels ils s’appuyaient[1], ou bien, sans réfléchir, ils avaient engagé leurs membres dans des entraves, d’où aucun effort n’était capable de les délivrer. Dans ces tristes circonstances communes à nous tous, il était impossible que la pensée de ces hommes rencontrât aucun lieu de repos, hors du cercle continuellement battu de leur histoire insignifiante.

Telle était, tout au moins, la condition de Godfrey Cass dans la vingt-sixième année de sa vie. Un

  1. Expression biblique : IV, Les Rois, XVIII, 21 ; Isaïe, XXVI, 6. (N. du Tr.)