Page:Emerson - Société et solitude, trad. Dugard.djvu/18

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De ce que les soirées[1] nous semblent fastidieuses, et que la soirée nous juge fastidieux, il ne s’ensuit nullement que nous ne soyons pas faits pour le monde. Un « backwoodsman[2] », qui avait été envoyé à l’Université, me disait que quand il avait entendu les jeunes gens les mieux élevés causer ensemble à l’École de Droit, il s’était regardé comme un rustre ; mais que toutes les fois qu’il les avait pris à part et en avait eu un seul avec lui, c’était eux les rustres, et lui l’homme qui valait le mieux. Et rappelons-nous les heures rares où nous avons rencontré les meilleurs êtres : nous nous sommes alors trouvés nous-mêmes, et pour la première fois la société a semblé exister. C’était la société, bien que dans l’écoutille d’un brick, ou les îlots de la Floride.

Un homme de tempérament froid, nonchalant, pense qu’il n’a pas assez de faits à apporter à la conversation, et doit laisser passer son tour. Mais ceux qui causent n’en ont pas davantage — en ont moins. Ce qui sert, ce ne sont pas les expériences, mais la chaleur pour fondre les expériences de chacun. La chaleur vous fait pénétrer comme il convient en des quantités d’expériences. Le défaut capital des natures froides et arides, c’est le manque d’énergie vitale. Elle semble une puissance incroyable ; c’est comme si Dieu ressuscitait les morts. Le solitaire regarde avec une sorte d’effroi ce que les autres accomplissent grâce à elle. C’est pour lui chose aussi impossible que les prouesses du Cœur-de-Lion, ou la

  1. En français, dans le texte.
  2. Habitant des parties non défrichées de l’Amérique du Nord (T.)