Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/108

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têtes ont travaillé : chacun a imaginé, selon son tempérament, des tableaux traités d’une certaine façon ; chacun a construit de toutes pièces un recueil contenant telles et telles choses. Puis, lorsqu’on a lu le volume, il y a eu forcément déception ; on s’est irrité contre ce livre, dont le titre mentait ; contre ce chansonnier, qui ne rimait pas de chansons ; contre ce poète, qui se promenait dans les rues et dans les bois, ne voyant pas ce que voient les autres et voyant ce que les autres ne voient pas.

Je ne cesserai de le répéter, la critique, telle qu’elle est exercée, me paraît être une monstrueuse injustice. En dehors de l’observation, de la simple constatation du fait, en dehors de l’historique et de l’analyse exacte des œuvres, tout n’est que bon plaisir, fanatisme ou indifférence. Il ne doit pas y avoir de dogme littéraire ; chaque œuvre est indépendante et demande à être jugée à part. La science du beau est une drôlerie inventée par les philosophes pour la plus grande hilarité des artistes. Jamais on n’obtiendra une vérité absolue, en cette matière, parce que l’ensemble de toutes les vérités passées ne peut constituer qu’une vérité relative que viendra rendre fausse la vérité de demain. C’est dire que l’esprit humain est infini dans ses créations et que nous ne pouvons le réglementer ; certes, je ne crois pas qu’il y ait progrès, mais je crois qu’il y a enfantement perpétuel et dissemblance profonde entre les œuvres enfantées. La création qui se continue en nous change l’humanité à chaque heure ; les sociétés sont autres, les artistes voient et pensent