Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/360

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amour du travail aux gros rieurs qui le traitent de rapin oisif et goguenard. J’ai vu dernièrement dans son atelier une trentaine de toiles dont la plus ancienne date de 1860. Il les a réunies là pour juger de l’ensemble qu’elles feraient à l’Exposition universelle.

J’espère bien les retrouver au Champ-de-Mars, en mai prochain, et je compte qu’elles établiront d’une façon définitive et solide la réputation de l’artiste. Il ne s’agit plus de deux ou trois œuvres, il s’agit de trente œuvres au moins, de six années de travail et de talent. On ne peut refuser au vaincu de la foule une éclatante revanche dont il doit sortir vainqueur. Les juges comprendront qu’il serait inintelligent de cacher systématiquement, dans la solennité qui se prépare, une des faces les plus originales et les plus sincères de l’art contemporain. Ici le refus serait un véritable meurtre, un assassinat officiel.

Et c’est alors que je voudrais pouvoir prendre les sceptiques par la main et les conduire devant les tableaux d’Édouard Manet : « Voyez et jugez, dirais-je. Voilà l’homme grotesque, l’homme impopulaire. Il a travaillé pendant six ans, et voilà son œuvre. Riez-vous encore ? le trouvez-vous toujours d’une plaisante drôlerie ? Vous commencez à sentir, n’est-ce pas, qu’il y a autre chose que des chats noirs dans ce talent ? L’ensemble est un et complet. Il s’étale largement, avec sa sincérité et sa puissance. Dans chaque toile, la main de l’artiste a parlé le même langage, simple et exact. Quand vous embrassez d’un regard