Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/375

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éprouvés en face de lui par des personnes de sa connaissance.

Toute l’histoire de l’impopularité de l’artiste est là, et je me charge d’expliquer aisément les rires des uns et la lâcheté des autres.

Quand la foule rit, c’est presque toujours pour un rien. Voyez au théâtre : un acteur se laisse tomber, la salle entière est prise d’une gaieté convulsive ; demain les spectateurs riront encore au souvenir de cette chute. Mettez dix personnes d’intelligence suffisante devant un tableau d’aspect neuf et original, et ces personnes, à elles dix, ne feront plus qu’un grand enfant ; elles se pousseront du coude, elles commenteront l’œuvre de la façon la plus comique du monde. Les badauds arriveront à la file, grossissant le groupe ; bientôt ce sera un véritable charivari, un accès de folie bête. Je n’invente rien. L’histoire artistique de notre temps est là pour dire que ce groupe de badauds et de rieurs aveugles s’est formé devant les premières toiles de Decamps, de Delacroix, de Courbet. Un écrivain me contait dernièrement qu’autrefois, ayant eu le malheur de dire dans un salon que le talent de Decamps ne lui déplaisait pas, on l’avait mis impitoyablement à la porte. Car le rire gagne de proche en proche, et Paris, un beau matin, s’éveille en ayant un jouet de plus.

Alors, c’est une frénésie. Le public a un os à ronger. Et il y a toute une armée dont l’intérêt est d’entretenir la gaieté de la foule, et qui l’entretient d’une belle façon. Les caricaturistes s’emparent de l’homme et