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AU BONHEUR DES DAMES.

— J’ai laissé notre malle là-bas.

Elle rougissait, elle comprenait qu’on ne tombait pas de la sorte chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès que le train avait quitté Valognes, elle s’était sentie pleine de regret ; et voilà pourquoi, à l’arrivée, elle avait laissé la malle et fait déjeuner les enfants.

— Voyons, dit tout d’un coup Baudu, causons peu et causons bien… Je t’ai écrit, c’est vrai, mais il y a un an ; et, vois-tu, ma pauvre fille, les affaires n’ont guère marché, depuis un an…

Il s’arrêta, étranglé par une émotion qu’il ne voulait pas montrer. Madame Baudu et Geneviève, l’air résigné, avaient baissé les yeux.

— Oh ! continua-t-il, c’est une crise qui passera, je suis bien tranquille… Seulement, j’ai diminué mon personnel, il n’y a plus ici que trois personnes, et le moment n’est guère venu d’en engager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je te l’offrais, ma pauvre fille.

Denise l’écoutait, saisie, toute pâle. Il insista, en ajoutant :

— Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.

— C’est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement. Je tâcherai de m’en tirer tout de même.

Les Baudu n’étaient pas de mauvaises gens. Mais ils se plaignaient de n’avoir jamais eu de chance. Au temps où leur commerce marchait, ils avaient dû élever cinq garçons, dont trois étaient morts à vingt ans ; le quatrième avait mal tourné, le cinquième venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il ne leur restait que Geneviève. Cette famille avait coûté gros, et Baudu s’était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père de sa femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreur grandissait-elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant.