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AU BONHEUR DES DAMES.

tête, dans sa petite ville. Tout le magasin la connaissait, savait qu’elle se nommait madame Boutarel et qu’elle habitait Albi, sans s’inquiéter du reste, ni de sa situation, ni de son existence.

— Vous allez bien, madame ? demandait gracieusement madame Aurélie qui s’était avancée. Et que désirez-vous ? On est à vous tout de suite.

Puis, se tournant :

— Mesdemoiselles !

Denise s’approchait, mais Clara s’était précipitée. D’habitude, elle se montrait paresseuse à la vente, se moquant de l’argent, en gagnant davantage au dehors, et sans fatigue. Seulement, l’idée de souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l’éperonnait.

— Pardon, c’est mon tour, dit Denise révoltée.

Madame Aurélie l’écarta d’un regard sévère, en murmurant :

— Il n’y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici… Attendez de savoir, pour servir les clientes connues.

La jeune fille recula ; et, comme des larmes lui montaient aux yeux, elle voulut cacher cet excès de sensibilité, elle tourna le dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarder dans la rue. Allait-on l’empêcher de vendre ? Toutes s’entendraient-elles, pour lui enlever ainsi les ventes sérieuses ? La peur de l’avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d’intérêts lâchés. Cédant à l’amertume de son abandon, le front contre la glace froide, elle regardait en face le Vieil Elbeuf, elle songeait qu’elle aurait dû supplier son oncle de la garder ; peut-être lui-même désirait-il revenir sur sa décision, car il lui avait semblé bien ému, la veille. Maintenant, elle était toute seule, dans cette maison vaste, où personne ne l’aimait, où elle se trouvait blessée et perdue ; Pépé et Jean vivaient chez des étrangers, eux qui n’avaient jamais quitté ses jupes ; c’était un arrache-