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AU BONHEUR DES DAMES.

pourtant. En faisant le tour des rayons, il venait de les trouver vides, et la possibilité d’une défaite s’était brusquement dressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient à peine ; il savait par expérience que la foule n’arrivait guère que l’après-midi. Seulement, certains symptômes l’inquiétaient : aux autres mises en vente, un mouvement se produisait dès le matin ; puis, il ne voyait même pas de femmes en cheveux, les clientes du quartier, qui descendaient chez lui en voisines. Comme tous les grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblesse superstitieuse l’avait pris, malgré sa carrure habituelle d’homme d’action. Ça ne marcherait pas, il était perdu, et il n’aurait pu dire pourquoi : il croyait lire sa défaite sur les visages mêmes des dames qui passaient.

Justement, madame Boutarel, elle qui achetait toujours, s’en allait en disant :

— Non, vous n’avez rien qui me plaise… Je verrai, je me déciderai.

Mouret la regarda partir. Et, comme madame Aurélie accourait à son appel, il l’emmena à l’écart ; tous deux échangèrent quelques mots rapides. Elle eut un geste désolé, elle répondait visiblement que la vente ne s’allumait pas. Un instant, ils restèrent face à face, gagnés par un de ces doutes que les généraux cachent à leurs soldats. Ensuite, il dit tout haut, de son air brave :

— Si vous avez besoin de monde, prenez une fille à l’atelier… Elle aidera toujours un peu.

Il continua son inspection, désespéré. Depuis le matin, il évitait Bourdoncle, dont les réflexions inquiètes l’irritaient. En sortant de la lingerie, où la vente marchait plus mal encore, il tomba sur lui, il dut subir l’expression de ses craintes. Alors, il l’envoya carrément au diable, avec une brutalité qu’il ne ménageait pas même à ses hauts employés, dans les heures mauvaises.