Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
161
AU BONHEUR DES DAMES.

au signe de tête amical dont la saluait Pauline, que Baugé attendait régulièrement dès huit heures et demie, debout à l’angle de la fontaine Gaillon. Puis, après être sortie la dernière et avoir fait son tour furtif de promenade, toujours seule, elle était rentrée la première, elle travaillait ou se couchait, la tête occupée d’un rêve, prise de curiosité sur cette existence de Paris, qu’elle ignorait. Certes, elle ne jalousait pas ces demoiselles, elle était heureuse de sa solitude, de cette sauvagerie où elle vivait enfermée, comme au fond d’un refuge ; mais son imagination l’emportait, tâchait de deviner les choses, évoquait les plaisirs sans cesse contés devant elle, les cafés, les restaurants, les théâtres, les dimanches passés sur l’eau et dans les guinguettes. Toute une fatigue d’esprit lui en restait, un désir mêlé de lassitude ; et il lui semblait être déjà rassasiée de ces amusements, dont elle n’avait jamais goûté.

Cependant, il y avait peu de place pour les songeries dangereuses, au milieu de son existence de travail. Dans le magasin, sous l’écrasement des treize heures de besogne, on ne pensait guère à des tendresses, entre vendeurs et vendeuses. Si la bataille continuelle de l’argent n’avait effacé les sexes, il aurait suffi, pour tuer le désir, de la bousculade de chaque minute, qui occupait la tête et rompait les membres. À peine pouvait-on citer quelques rares liaisons d’amour, parmi les hostilités et les camaraderies d’homme à femme, les coudoiements sans fin de rayon à rayon. Tous n’étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce total banal et puissant de phalanstère. Au dehors seulement, reprenait la vie individuelle, avec la brusque flambée des passions qui se réveillaient.

Denise vit pourtant un jour Albert Lhomme, le fils de la première, glisser un billet dans la main d’une demoi-