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LES ROUGON-MACQUART.

remonter au rayon avant l’heure. Beaucoup, en avalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenu debout contre leur bouteille. D’autres, quand leur première faim était satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternels sujets de la mauvaise nourriture, de l’argent gagné, de ce qu’ils avaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu’ils feraient, l’autre dimanche.

— Dites donc, et votre Robineau ? demanda un vendeur à Hutin.

La lutte des soyeux contre leur second occupait tous les comptoirs. On discutait la question chaque jour, au café Saint-Roch, jusqu’à minuit. Hutin, qui s’acharnait sur son morceau de bœuf, se contenta de répondre :

— Eh bien ! il est revenu, Robineau.

Puis, se fâchant tout d’un coup :

— Mais, sacredieu ; ils m’ont donné de l’âne !… À la fin, c’est dégoûtant, ma parole d’honneur !

— Ne vous plaignez donc pas ! dit Favier. Moi qui ai fait la bêtise de prendre de la raie… Elle est pourrie.

Tous parlaient à la fois, s’indignaient, plaisantaient. Dans un coin de la table, contre le mur, Deloche mangeait silencieusement. Il était affligé d’un appétit excessif, qu’il n’avait jamais satisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer des suppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, il avalait les platées les moins ragoûtantes, d’un air de gourmandise. Aussi tous s’amusaient-ils de lui, criant :

— Favier, passez votre raie à Deloche… Il l’aime comme ça.

— Et votre viande, Hutin : Deloche la demande pour son dessert.

Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Ce n’était point sa faute, s’il crevait de faim. D’ailleurs, les autres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout de même.