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AU BONHEUR DES DAMES.

et la maison surtout l’étonna : une masure prise entre le Bonheur des Dames et un grand hôtel Louis XIV, poussée on ne savait comment dans cette fente étroite, au fond de laquelle ses deux étages bas s’écrasaient. Sans les soutiens de droite et de gauche, elle serait tombée, les ardoises de sa toiture tordues et pourries, sa façade de deux fenêtres couturée de lézardes, coulant en longues taches de rouille sur la boiserie à demi mangée de l’enseigne.

— Vous savez qu’il a écrit à mon propriétaire pour acheter la maison, dit Bourras en regardant fixement le drapier de ses yeux de flamme.

Baudu blêmit davantage et plia les épaules. Il y eut un silence, les deux hommes restaient face à face, avec leur air profond.

— Il faut s’attendre à tout, murmura-t-il enfin.

Alors, le vieillard s’emporta, secoua ses cheveux et sa barbe de fleuve.

— Qu’il achète la maison, il la payera quatre fois sa valeur !… Mais je vous jure que, moi vivant, il n’en aura pas une pierre. Mon bail est encore de douze ans… Nous verrons, nous verrons !

C’était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers le Bonheur des Dames, que ni l’un ni l’autre n’avait nommé. Un instant, Baudu hocha la tête en silence ; puis, il traversa la rue pour rentrer chez lui, les jambes cassées, en répétant seulement :

— Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !…

Denise, qui avait écouté, suivit son oncle. Madame Baudu rentrait aussi avec Pépé ; et, tout de suite, elle dit que madame Gras prendrait l’enfant quand on voudrait. Mais Jean venait de disparaître, ce fut une inquiétude pour sa sœur. Quand il revint, le visage animé, parlant du boulevard avec passion, elle le regarda d’un air triste qui le fit rougir. On avait apporté leur malle, ils coucheraient en haut, sous les toits.