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LES ROUGON-MACQUART.

toutes par terre, comme des sacs vides, le jour où elles l’auraient aidé à bâtir sa fortune. Bourdoncle, entêté, répétait de son air froid :

— Elles se vengeront… Il y en aura une qui vengera les autres, c’est fatal.

— As pas peur ! cria Mouret en exagérant son accent provençal. Celle-là n’est pas encore née, mon bon. Et, si elle vient, vous savez…

Il avait levé son porte-plume, il le brandissait, et il le pointa dans le vide, comme s’il eût voulu percer d’un couteau un cœur invisible. L’associé reprit sa marche, s’inclinant comme toujours devant la supériorité du patron, dont le génie plein de trous le déconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sans passion, sans chute possible, en était encore à comprendre le côté fille du succès, Paris se donnant dans un baiser au plus hardi.

Un silence régna. On n’entendait que la plume de Mouret. Puis, sur des questions brèves posées par lui, Bourdoncle fournit des renseignements au sujet de la grande mise en vente des nouveautés d’hiver, qui devait avoir lieu le lundi suivant. C’était une très grosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car les bruits du quartier avaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dans la spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du colossal, que tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sens nouveau du négoce, une apparente fantaisie commerciale, qui autrefois inquiétait madame Hédouin, et qui aujourd’hui encore, malgré de premiers succès, consternait parfois les intéressés. On blâmait à voix basse le patron d’aller trop vite ; on l’accusait d’avoir agrandi dangereusement les magasins, avant de pouvoir compter sur une augmentation suffisante de la clientèle ; on tremblait surtout en le voyant mettre tout l’argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir les comptoirs d’un entassement de marchandises, sans garder un sou de réserve. Ainsi,