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AU BONHEUR DES DAMES.

une simple monture d’ivoire, avec un chiffre ! et pour un bout de chantilly, qui lui avait bien fait économiser cent sous ! On trouvait à cent vingt francs les mêmes éventails tout montés. Elle cita une maison, rue Poissonnière.

Cependant, l’éventail faisait le tour de ces dames. Madame Guibal lui accorda à peine un coup d’œil. Elle était grande et mince, de cheveux roux, avec un visage noyé d’indifférence, où ses yeux gris mettaient par moments, sous son air détaché, les terribles faims de l’égoïsme. Jamais on ne la voyait en compagnie de son mari, un avocat connu au Palais, qui, disait-on, menait de son côté la vie libre, tout à ses loisirs et à ses plaisirs.

— Oh ! murmura-t-elle en passant l’éventail à madame de Boves, je n’en ai pas acheté deux dans ma vie… On vous en donne toujours de trop.

La comtesse répondit d’une voix finement ironique :

— Vous êtes heureuse, ma chère, d’avoir un mari galant.

Et, se penchant vers sa fille, une grande personne de vingt ans et demi :

— Regarde donc le chiffre, Blanche. Quel joli travail !… C’est le chiffre qui a dû augmenter ainsi la monture.

Madame de Boves venait de dépasser la quarantaine. C’était une femme superbe, à encolure de déesse, avec une grande face régulière et de larges yeux dormants, que son mari, inspecteur général des haras, avait épousée pour sa beauté. Elle paraissait toute remuée par la délicatesse du chiffre, comme envahie d’un désir dont l’émotion pâlissait son regard. Et, brusquement :

— Donnez-nous donc votre avis, monsieur Mouret. Est-ce trop cher, deux cents francs, cette monture ?

Mouret était resté debout, au milieu des cinq femmes, souriant, s’intéressant à ce qui les intéressait. Il prit l’éventail, l’examina ; et il allait se prononcer, lorsque le domestique ouvrit la porte, en disant :