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Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/311

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L’ŒUVRE.

à vouloir mettre lui-même sa composition au carreau, et il ne s’en tirait pas, empêtré dans de continuelles erreurs, pour la moindre déviation de ce tracé mathématique, dont il n’avait point l’habitude. Cela l’indignait. Il passa outre, quitte à corriger plus tard, il couvrit la toile violemment, pris d’une telle fièvre qu’il vivait sur son échelle les journées entières, maniant des brosses énormes, dépensant une force musculaire à remuer des montagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il s’endormait à la dernière bouchée, foudroyé ; et il fallait que sa femme le couchât, ainsi qu’un enfant. De ce travail héroïque, il sortit une ébauche magistrale, une de ces ébauches où le génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons. Bongrand, qui vint le voir, saisit le peintre dans ses grands bras et le baisa à l’étouffer, les yeux aveuglés de larmes. Sandoz, enthousiaste, donna un dîner ; les autres, Jory, Mahoudeau, Gagnière, colportèrent de nouveau l’annonce d’un chef-d’œuvre ; quant à Fagerolles, il resta un instant immobile, puis éclata en félicitations, trouvant ça trop beau.

Et Claude, en effet, comme si cette ironie d’un habile homme lui eût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche. C’était sa continuelle histoire, il se dépensait d’un coup, en un élan magnifique ; puis, il n’arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vécut deux années sur cette toile, n’ayant d’entrailles que pour elle, tantôt ravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, si misérable, si déchiré de doutes, que les moribonds râlant dans des lits d’hôpital étaient plus heureux que lui. Déjà deux fois, il n’avait pu être prêt pour le Salon ; car