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Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/92

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LES ROUGON-MAQUART.

dix-huit ans la maigreur du fruit vert. On aurait dit un chien coiffé, une pluie de petits cheveux blonds sur un nez délicat, une grande bouche rieuse dans un museau rose. Elle feuilletait un journal illustré, tandis que le monsieur, sérieusement, buvait un madère ; et, par-dessus le journal, elle lançait de gais regards vers la bande, à toute minute.

— Hein ? gentille ! murmura Jory, qui s’allumait. À qui diable en a-t-elle ?… C’est moi qu’elle regarde. 

Vivement, Fagerolles intervint.

— Eh ! dis donc, pas d’erreur, elle est à moi !… Si tu crois que je suis là depuis une heure pour vous attendre !  

Les autres rirent. Et, baissant la voix, il leur parla d’Irma Bécot. Oh ! une petite d’un drôle ! Il connaissait son histoire, elle était fille d’un épicier de la rue Montorgueil. Très instruite d’ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, car elle avait suivi jusqu’à seize ans les cours d’une école du voisinage. Elle faisait ses devoirs entre deux sacs de lentilles, et elle achevait son éducation, de plain-pied avec la rue, vivant sur le trottoir, au milieu des bousculades, apprenant la vie dans les continuels commérages des cuisinières en cheveux, qui déshabillaient les abominations du quartier, pendant qu’on leur pesait cinq sous de gruyère. Sa mère était morte, le père Bécot avait fini par coucher avec ses bonnes, très raisonnablement, pour éviter de courir dehors ; mais cela lui donnait le goût des femmes, il lui en avait fallu d’autres, bientôt il s’était lancé dans une telle noce, que l’épicerie y passait peu à peu, les légumes secs, les bocaux, les tiroirs aux sucreries. Irma allait encore à l’école, lorsque, un soir, en fermant la boutique, un garçon l’avait jetée en travers d’un panier de