Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/11

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commençaient à étonner, se contentait de hocher la tête, par une habitude professionnelle de discrétion.

— Le Suez, c’est très bon !  déclara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir, se dérangea de son chemin, pour serrer galamment la main de Saccard.

Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignée de main, si souple, si fondante, presque féminine. Dans son incertitude de la route à prendre, de sa vie à refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui étaient là. Ah ! si on l’y forçait, comme il les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succès a fait le génie ! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix s’enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hâte qui les dévorait tous d’être là-bas, au jeu, si une débâcle devait se produire sur le Suez. Et, par la fenêtre, au milieu de la place sillonnée de fiacres, encombrée de piétons, il voyait les marches ensoleillées de la Bourse comme mouchetées maintenant d’une montée continue d’insectes humains, des hommes correctement vêtus de noir, qui peu à peu garnissaient la colonnade ; pendant que, derrière les grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rôdant sous les marronniers.

Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu’il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tête.

— Je vous demande pardon, mon cher. Il m’a été impossible de venir plus tôt.

Enfin, c’était Huret, un normand du Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé, qui jouait l’homme simple. Tout de suite, il se fit servir n’importe quoi, le plat du jour, avec un légume.

— Eh bien ?  demanda sèchement Saccard, qui se contenait.

Mais l’autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant à manger, avançant la face et baissant la voix :