Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

noir, immense, aussi profond qu’une valise, qu’elle ne quittait jamais. Ce jour-là, le sac gonflé, plein à crever, la tirait à droite, penchée comme un arbre.

— Vous voilà, dit Busch qui devait l’attendre.

— Oui, et j’ai reçu les papiers de Vendôme, je les apporte.

— Bon ! filons chez moi… Rien à faire aujourd’hui, ici.

Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber là les titres déclassés, les actions des sociétés mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs qu’ils se disputent à vingt sous, à dix sous, dans le vague espoir d’un relèvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise scélérate, qu’ils cèdent avec bénéfice aux banquiers désireux de gonfler leur passif. Dans les batailles meurtrières de la finance, la Méchain était le corbeau qui suivait les armées en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison de crédit ne se fondait, sans qu’elle apparût, avec son sac, sans qu’elle flairât l’air, attendant les cadavres, même aux heures prospères des émissions triomphantes ; car elle savait bien que la déroute était fatale, que le jour du massacre viendrait, où il y aurait des morts à manger, des titres à ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d’une banque, eut un léger frisson, fut traversé d’un pressentiment, à voir ce sac, ce charnier des valeurs dépréciées, dans lequel passait tout le sale papier balayé de la Bourse.

Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard le retint.

— Alors, je puis monter, je suis certain de trouver votre frère ? 

Les yeux du juif s’adoucirent, exprimèrent une surprise inquiète.

— Mon frère, mais certainement ! Où voulez-vous qu’il soit ?

— Très bien, à tout à l’heure ! 

Et, Saccard, les laissant s’éloigner, poursuivit sa marche