Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/171

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— Pauvre gamin !… Ah ! que de misère ! 

Pendant ce temps, Victor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s’étaient allumés d’une féroce convoitise ; et, de cette confiture que le couteau étalait, il remontait aux fluettes mains blanches d’Alice, à son cou trop mince, à toute sa personne de vierge chétive, qui s’émaciait dans l’attente vaine du mariage. S’il s’était trouvé seul avec elle, d’un bon coup de tête dans le ventre, comme il l’aurait envoyée rouler contre le mur, pour lui prendre ses tartines ! Mais la jeune fille avait remarqué ses regards gloutons ; et, d’un coup d’œil, ayant consulté la religieuse :

— Est-ce que vous avez faim, mon petit ami ?

— Oui.

— Et vous ne détestez pas la confiture ?

— Non.

— Alors, ça vous irait si je vous faisais deux tartines, que vous mangeriez en sortant du bain ?

— Oui.

— Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de pain, n’est-ce pas ?

— Oui. 

Elle riait, plaisantait, mais lui restait grave et béant, avec ses yeux dévorateurs qui la mangeaient, elle et ses bonnes choses.

À ce moment, des cris de joie, tout un violent tapage monta du préau des garçons, où la récréation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaient, les pensionnaires avaient une demi-heure pour goûter et se dégourdir les jambes.

— Vous voyez, reprit madame Caroline, en l’amenant près d’une fenêtre, si l’on travaille, on joue aussi… Vous aimez travailler ?

— Non.

— Mais vous aimez jouer ?

— Oui.

— Eh bien, si vous voulez jouer, il faudra travailler… Tout cela s’arrangera, vous serez raisonnable, j’en suis sûre.