Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/201

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C’était la commune histoire : le père, un gros homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s’ennuyant à ne plus rien faire. Lui, n’avait eu, dès lors, d’autre distraction que de toucher son argent. À cette époque, il tonnait contre toute spéculation, il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-là, une somme importante lui étant rentrée, il avait eu l’idée de l’employer en reports : ça, ce n’était pas de la spéculation, c’était un simple placement ; seulement, à partir de ce jour, il avait pris l’habitude, après son premier déjeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal était parti de là, la fièvre l’avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu, l’imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s’empêcher d’en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas : quels coups il aurait faits, s’il n’avait pas juré de ne jamais jouer ! et il expliquait l’opération, il manœuvrait ses fonds avec la savante tactique d’un général en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d’être devenu de première force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu’elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtant, une occasion s’était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu’un soir, les mains tremblantes d’une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu’il venait de gagner ça à la Bourse : un coup dont il était