Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/246

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qui s’organisaient, des constructions qui sortaient du sol, c’était qu’à Paris l’argent pleuvait, pourrissait tout, dans la rage du jeu. L’argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l’exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit l’argent, elle tombait maintenant devant lui dans une admiration effrayée : lui seul n’était-il pas la force qui peut raser une montagne, combler un bras de mer, rendre la terre enfin habitable aux hommes, soulagés du travail, désormais simples conducteurs de machines ? Tout le bien naissait de lui, qui faisait tout le mal. Et elle ne savait plus, ébranlée jusqu’au fond de son être, décidée déjà à ne pas partir, puisque le succès paraissait complet en Orient et que la bataille était à Paris, mais incapable encore de se calmer, le cœur saignant toujours.

Madame Caroline se leva, vint appuyer son front à la vitre d’une des fenêtres qui donnaient sur le jardin de l’hôtel Beauvilliers. La nuit s’était faite, elle ne distinguait qu’une faible lueur dans la petite pièce écartée où la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne pas dépenser de feu. Vaguement, derrière la mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse, raccommodant elle-même quelque nippe, tandis qu’Alice peignait des aquarelles, bâclées à la douzaine, qu’elle devait vendre en cachette. Un malheur leur était arrivé, une maladie de leur cheval, qui pendant deux semaines les avait clouées chez elles, entêtées à ne pas être vues à pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette gêne si héroïquement cachée, un espoir désormais les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue des actions de l’Universelle, ce gain déjà très gros, qu’elles voyaient resplendir et tomber en pluie d’or, le jour où elles réaliseraient, au cours le plus élevé. La comtesse se promettait une robe vraiment neuve, rêvait de donner quatre dîners par mois, l’hiver, sans se mettre pour cela au pain et à l’eau pendant quinze jours. Alice