Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/316

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prochain, j’aurais tant voulu assister à cette aube de la justice.

Un instant, l’amertume du mal dont il souffrait brisa sa voix. Lui qui, dans sa négation de la mort, la traitait comme si elle n’était pas, eut un geste, pour l’écarter. Mais, déjà, il se résignait.

— J’ai fait ma tâche, je laisserai mes notes, dans le cas où je n’aurais pas le temps d’en tirer l’ouvrage complet de reconstruction que j’ai rêvé. Il faut que la société de demain soit le fruit mûr de la civilisation, car, si l’on ne garde le bon côté de l’émulation et du contrôle, tout croule… Ah ! cette société, comme je la vois nettement à cette heure, créée enfin, complète, telle que je suis parvenu, après tant de veilles, à la mettre debout ! Tout est prévu, résolu, c’est enfin la souveraine justice, l’absolu bonheur. Elle est là, sur le papier, mathématique, définitive. 

Et il promenait ses longues mains émaciés parmi les notes éparses, et il s’exaltait, dans ce rêve des milliards reconquis, partagé équitablement, entre tous dans cette joie, et cette santé qu’il rendait d’un trait de plume à l’humanité souffrante, lui qui ne mangeait plus, qui ne dormait plus, qui achevait de mourir sans besoins, au milieu de la nudité de sa chambre.

Mais une voix rude fit tressaillir Saccard.

— Qu’est-ce que vous faites là ? 

C’était Busch qui rentrait et qui jetait sur le visiteur un regard oblique d’amant jaloux dans sa continuelle crainte qu’on ne donnât une crise de toux son frère, en le faisant trop parler. D’ailleurs, il n’attendit pas la réponse, il grondait maternellement, désespéré.

— Comment ! tu as encore laissé mourir ton poêle ! Je te demande un peu si c’est raisonnable, par une humidité pareille ! 

Déjà, pliant les genoux, malgré la lourdeur de son grand corps, il cassait du menu bois, il rallumait le feu. Puis, il alla chercher un balai, fit le ménage, s’inquiéta de la potion que le malade devait prendre toutes les deux