Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/334

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On attendait le premier cours.

À la corbeille, Mazaud et Jacoby, sortant du cabinet des agents de change, venaient d’entrer, côte à côte, d’un air de correcte confraternité. Ils se savaient pourtant adversaires dans la lutte sans merci qui se livrait depuis des semaines, et qui pouvait finir par la ruine de l’un d’eux. Mazaud, petit, avec sa taille mince de joli homme, était d’une vivacité gaie, où se retrouvait sa chance si heureuse jusque-là, cette chance qui l’avait fait hériter, à trente-deux ans, de la charge d’un de ses oncles ; tandis que Jacoby, ancien fondé de pouvoir, devenu agent à l’ancienneté, grâce à des clients qui le commanditaient, avait le ventre épaissi et le pas lourd de ses soixante ans, grand gaillard grisonnant et chauve, étalant une large face de bon diable jouisseur. Et tous deux, leurs carnets à la main, causaient du beau temps, comme s’ils n’avaient pas tenu là, sur ces quelques feuilles, les millions qu’ils allaient échanger, ainsi que des coups de feu, dans la meurtrière mêlée de l’offre et de la demande.

— Hein ? une jolie gelée !

— Oh ! imaginez-vous, je suis venu à pied, tant c’était charmant ! 

Arrivés devant la corbeille, le vaste bassin circulaire, encore net des papiers inutiles, des fiches qu’on y jette, ils s’arrêtèrent un instant, appuyés à la rampe de velours rouge qui l’entoure, continuant à se dire des choses banales et interrompues, tout en guettant de l’œil les alentours.

Les quatre travées, en forme de croix, fermées par des grilles, sorte d’étoile à quatre branches ayant pour centre la corbeille, était le lieu sacré interdit au public ; et, entre les branches, en avant, il y avait d’un côté un autre compartiment, où se trouvaient les commis du comptant, que dominaient les trois coteurs, assis sur de hautes chaises, devant leurs immenses registres ; tandis que, de l’autre côté, un compartiment plus petit, ouvert celui-là, nommé « la guitare », à cause de sa forme sans