Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/351

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l’avait ainsi vu, un matin, apportant son milliard, en le suppliant de ne pas le prendre tout entier, de lui laisser les dix sous de lait dont il vivait par jour ! Seulement, pour ce coup-là, il fallait sept à huit cents millions. Il en avait déjà jeté deux cents au gouffre, c’était cinq ou six cents encore qu’il s’agissait de mettre en ligne. Avec six cents millions, il balayait les juifs, il devenait le roi de l’or, le maître du monde. Quel rêve ! et c’était très simple, l’idée de la valeur de l’argent se trouvait abolie à ce degré de fièvre, il n’y avait plus que des pions que l’on poussait sur l’échiquier. Dans ses nuits d’insomnie, il levait l’armée des six cents millions et les faisait tuer pour sa gloire, victorieux enfin au milieu des désastres, sur les ruines de tout.

Saccard, le 10, eut malheureusement une terrible journée. À la Bourse, il était toujours superbe de gaieté et de calme. Et jamais guerre pourtant n’avait eu cette férocité muette, un égorgement de chaque heure, le guet-apens embusqué partout. Dans ces batailles de l’argent, sourdes et lâches, où l’on éventre les faibles, sans bruit, il n’y a plus de liens, plus de parenté, plus d’amitié : c’est l’atroce loi des forts, ceux qui mangent pour ne pas être mangés. Aussi se sentait-il absolument seul, n’ayant d’autre soutien que son insatiable appétit, qui le tenait debout, sans cesse dévorant. Il redoutait surtout la journée du 14, où devait avoir lieu la réponse des primes. Mais il trouva encore de l’argent pour les trois jours qui précédèrent, et le 14, au lieu d’amener une débâcle, raffermit l’Universelle, qui, le 15, finit en liquidation à 2.860, en baisse seulement de cent francs sur le dernier cours de décembre. Il avait craint un désastre, il affecta de croire à une victoire. En réalité, pour la première fois, les baissiers l’emportaient, touchaient enfin des différences, eux qui en payaient depuis des mois, et, la situation se retournant, lui dut se faire reporter chez Mazaud, lequel se trouva dès lors fortement engagé. La seconde quinzaine de janvier allait être décisive.

Depuis qu’il luttait de la sorte, dans ces secousses quotidiennes