Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/443

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ment d’éternelle vie qui la soulevait. Et elle s’efforçait de garder son deuil, elle se rappelait au désespoir par tant de souvenirs cruels. Quoi ? elle aurait ri encore, après l’écroulement de tout, une si effrayante somme de misères ! Oubliait-elle qu’elle était complice ? et elle se citait les faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu’elle aurait dû mettre tout son reste d’existence à pleurer. Mais, entre ses doigts serrés sur son cœur, le bouillonnement de sève devenait plus impétueux, la source de vie débordait, écartait les obstacles pour couler librement, en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante sous le soleil.

Dès ce moment, vaincue, madame Caroline dut s’abandonner à la force irrésistible du continuel rajeunissement. Comme elle le disait en riant parfois, elle ne pouvait être triste. L’épreuve était faite, elle venait de toucher le fond du désespoir, et voici que l’espoir ressuscitait de nouveau, brisé, ensanglanté, mais vivace quand même, plus large de minute en minute. Certes, aucune illusion ne lui restait, la vie était décidément injuste et ignoble, comme la nature. Pourquoi donc cette déraison de l’aimer, de la vouloir, de compter, ainsi que l’enfant à qui l’on promet un plaisir toujours différé, sur le but lointain et inconnu vers lequel, sans fin, elle nous conduit ? Puis, lorsqu’elle tourna dans la rue de la Chaussée-d’Antin, elle ne raisonna même plus ; la philosophe, en elle, la savante et la lettrée, abdiquait, fatiguée de l’inutile recherche des causes ; elle n’était plus qu’une créature heureuse du beau ciel et de l’air doux, goûtant l’unique jouissance de se bien porter, d’entendre ses petits pieds fermes battre le trottoir. Ah ! la joie d’être, est-ce qu’au fond il en existe une autre ? La vie telle qu’elle est, dans sa force, si abominable qu’elle soit, avec son éternel espoir !

Rentrée dans son appartement de la rue Saint-Lazare, qu’elle quittait le lendemain, madame Caroline acheva ses malles ; et, comme elle faisait le tour de la salle des épures, vide déjà, elle aperçut, sur les murs, les plans et