Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

grande cause, l’unique cause de sa passion des affaires. S’il ne thésaurisait pas, il avait l’autre joie, la lutte des gros chiffres, les fortunes lancées comme des corps d’armée, les chocs des millions adverses, avec les déroutes, avec les victoires, qui le grisaient. Et tout de suite reparut sa haine de Gundermann, son effréné besoin de revanche : abattre Gundermann, cela le hantait d’un désir chimérique, chaque fois qu’il était par terre, vaincu. S’il sentait l’enfantillage d’une pareille tentative, ne pourrait-il du moins l’entamer, se faire une place en face de lui, le forcer au partage, comme ces monarques de contrées voisines et d’égale puissance, qui se traitent de cousins ? Ce fut alors que, de nouveau, la Bourse l’attira, la tête emplie d’affaires à lancer, sollicité en tous sens par des projets contraires, dans une telle fièvre, qu’il ne sut que décider, jusqu’au jour où une idée suprême, démesurée, se dégagea des autres et s’empara peu à peu de lui tout entier.

Depuis qu’il habitait l’hôtel d’Orviedo, Saccard apercevait parfois la sœur de l’ingénieur Hamelin qui habitait le petit appartement du second, une femme d’une taille admirable, madame Caroline, comme on la nommait familièrement. Surtout, ce qui l’avait frappé, à la première rencontre, c’était ses cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d’un si singulier effet sur ce front de femme jeune encore, âgée de trente-six ans à peine. Dès vingt-cinq ans, elle était ainsi devenue toute blanche. Ses sourcils, restés noirs et très fournis, gardaient une jeunesse, une étrangeté vive à son visage encadré d’hermine. Elle n’avait jamais été jolie, avec son menton et son nez trop forts, sa bouche large dont les grosses lèvres exprimaient une bonté exquise. Mais, certainement, cette toison blanche, cette blancheur envolée de fins cheveux de soie, adoucissait sa physionomie un peu dure, lui donnait un charme souriant de grand-mère, dans une fraîcheur et une force de belle amoureuse. Elle était grande, solide, la démarche franche et très noble.