Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/67

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montrée sa fille, Alice de Beauvilliers, âgée de vingt-cinq ans, mais si appauvrie, qu’on l’aurait prise pour une fillette, sans le teint gâté et les traits déjà tirés du visage. C’était la mère encore, chétive, moins l’aristocratique noblesse, le cou allongé jusqu’à la disgrâce, n’ayant plus que le charme pitoyable d’une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de Beauvilliers, s’était engagé dans les zouaves pontificaux, à la suite de la bataille de Castelfidardo, perdue par Lamoricière. Tous les jours, lorsqu’il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l’une derrière l’autre, elles descendaient le perron, faisaient le tour de l’étroite pelouse centrale, sans échanger une parole ; il n’y avait que des bordures de lierre, les fleurs n’auraient pas poussé, ou peut-être auraient-elles coûté trop cher. Et cette promenade lente, sans doute une simple promenade de santé, par ces deux femmes si pâles, sous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fêtes et que les bourgeoises maisons du voisinage étouffaient, prenait une mélancolique douleur, comme si elles eussent promené le deuil des vieilles choses mortes.

Alors, intéressée, madame Caroline avait guetté ses voisines par une sympathie tendre, sans curiosité mauvaise ; et, peu à peu, dominant le jardin, elle pénétra leur vie, qu’elles cachaient avec un soin jaloux, sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l’écurie, une voiture sous la remise, que soignait un vieux domestique, à la fois valet de chambre, cocher et concierge ; de même qu’il y avait une cuisinière, qui servait aussi de femme de chambre ; mais, si la voiture sortait de la grand-porte, correctement attelée, menant ces dames à leurs courses, si la table gardait un certain luxe, l’hiver, aux dîners de quinzaine où venaient quelques amis, par quels longs jeûnes, par quelles sordides économies de chaque heure était achetée cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangar, à l’abri des yeux, c’étaient de continuels lavages, pour réduire la note de la blanchisseuse, de pauvres nippes usées par le savon, rapiécées fil à fil ; c’étaient quatre légumes épluchés pour le repas du soir,