Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/69

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thèques, menacé d’être mis en vente à son tour, si l’on ne payait pas les intérêts ; et il ne restait guère que six ou sept mille francs pour l’entretien de quatre personnes, ce train d’une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y avait déjà huit ans, lorsqu’elle était devenue veuve, avec un garçon de vingt ans et une fille de dix-sept, au milieu de l’écroulement de sa maison, la comtesse s’était raidie dans son orgueil nobiliaire, en se jurant qu’elle vivrait de pain plutôt que de déchoir. Dès lors, elle n’avait plus eu qu’une pensée, se tenir debout à son rang, marier sa fille à un homme d’égale noblesse, faire de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causé d’abord de mortelles inquiétudes, à la suite de quelques folies de jeunesse, des dettes qu’il fallut payer ; mais, averti de leur situation en un solennel entretien, il n’avait pas recommencé, cœur tendre au fond, simplement oisif et nul, écarté de tout emploi, sans place possible dans la société contemporaine. Maintenant, soldat du pape, il était toujours pour elle une cause d’angoisse secrète, car il manquait de santé, délicat sous son apparence fière, de sang épuisé et pauvre, ce qui lui rendait le climat de Rome dangereux. Quant au mariage d’Alice, il tardait tellement, que la triste mère en avait les yeux pleins de larmes, quand elle la regardait, vieillie déjà, se flétrissant à attendre. Avec son air d’insignifiance mélancolique, elle n’était point sotte, elle aspirait ardemment à la vie, à un homme qui l’aurait aimée, à du bonheur ; mais, ne voulant pas désoler davantage la maison, elle feignait d’avoir renoncé à tout, plaisantant le mariage, disant qu’elle avait la vocation d’être vieille fille ; et, la nuit, elle sanglotait dans son oreiller, elle croyait mourir de la douleur d’être seule. La comtesse, par ses miracles d’avarice, était pourtant arrivée à mettre de côté vingt mille francs, toute la dot d’Alice ; elle avait également sauvé du naufrage quelques bijoux, un bracelet, des bagues, des boucles d’oreilles, qu’on pouvait estimer à une dizaine de mille francs ; dot bien maigre, corbeille de noces dont elle n’osait même parler, à peine de quoi faire face aux dépenses immédiates, si l’épouseur