Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/103

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de Cabuche et de Louisette, cette enfant qui, violentée par le président, serait allée mourir chez son bon ami. Ce fut pour lui le coup de foudre, d’un bloc l’acte d’accusation classique se formula dans sa tête. Tout s’y trouvait, des menaces de mort proférées par le carrier contre la victime, des antécédents déplorables, un alibi invoqué maladroitement, impossible à prouver. En secret, dans une minute d’inspiration énergique, il avait fait, la veille, enlever Cabuche de la petite maison qu’il occupait au fond des bois, sorte de tanière perdue, où l’on avait trouvé un pantalon taché de sang. Et, tout en se défendant encore contre la conviction qui l’envahissait, tout en se promettant de ne pas lâcher l’hypothèse des Roubaud, il exultait, à l’idée que lui seul avait eu le nez assez fin pour découvrir l’assassin véritable. C’était dans le but de se faire une certitude qu’il avait mandé, ce jour-là, à son cabinet, plusieurs des témoins déjà entendus, au lendemain du crime.

Le cabinet du juge d’instruction se trouvait, du côté de la rue Jeanne-d’Arc, dans le vieux bâtiment délabré, collé au flanc de l’ancien palais des ducs de Normandie, transformé aujourd’hui en Palais de Justice, qu’il déshonorait. Cette grande pièce triste, située au rez-de-chaussée, était éclairée d’un jour si blafard, qu’il fallait y allumer une lampe, dès trois heures, en hiver. Tendue d’un ancien papier vert décoloré, elle avait pour tout ameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, la petite table du greffier ; et, sur la cheminée froide, deux coupes de bronze flanquaient une pendule de marbre noir. Derrière le bureau, une porte conduisait à une seconde pièce, dans laquelle le juge cachait parfois les personnes qu’il voulait garder à sa disposition ; tandis que la porte d’entrée s’ouvrait directement sur le large couloir, garni de banquettes, où attendaient les témoins.

Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que