Aller au contenu

Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/113

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’en aurait pas été en tout cas, le mari se serait risqué sans elle ; et pourquoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d’un embarras grave ? Non, non, décidément ! l’hypothèse ne tient pas debout, il faut chercher ailleurs… Ah ! un homme qui serait monté à Rouen et descendu à la première station, qui aurait récemment prononcé des menaces de mort contre la victime…

Dans sa passion, il arrivait à son système nouveau, il allait trop en dire, lorsque la porte, en s’entr’ouvrant, laissa passer la tête de l’huissier. Mais, avant que celui-ci eût prononcé un mot, une main gantée acheva d’ouvrir la porte toute grande ; et une dame blonde entra, vêtue d’un deuil très élégant, encore belle à cinquante ans passés, d’une beauté opulente et forte de déesse vieillie.

— C’est moi, mon cher juge. Je suis en retard, et vous m’excuserez, n’est-ce pas ? Les chemins sont impraticables, les trois lieues de Doinville à Rouen en faisaient bien six aujourd’hui.

Galamment, M. Denizet s’était levé.

— Votre santé est bonne, madame, depuis dimanche dernier ?

— Très bonne… Et vous, mon cher juge, vous êtes-vous remis de la peur que mon cocher vous a faite ? Ce garçon m’a raconté qu’il avait failli verser en vous ramenant, à deux kilomètres à peine du château.

— Oh ! une simple secousse, je ne m’en souvenais déjà plus… Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout à l’heure à madame de Lachesnaye, pardonnez-moi de réveiller votre douleur, avec cette épouvantable affaire.

— Mon Dieu ! puisqu’il le faut… Bonjour, Berthe ! bonjour, Lachesnaye !

C’était madame Bonnehon, la sœur de la victime. Elle avait embrassé sa nièce et serré la main du mari. Veuve, depuis l’âge de trente ans, d’un manufacturier qui lui avait apporté une grosse fortune, déjà fort riche par elle-