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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/125

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— Alors, vous n’êtes pas d’accord, reprit M. Denizet. Si vous l’avez vu plus petit, vous, c’est sans doute qu’il était courbé, dans la lutte avec sa victime.

Lui aussi regardait les deux hommes. Il n’avait pas songé à utiliser ainsi cette confrontation ; mais, par instinct de métier, il sentit, à cette minute, que la vérité passait dans l’air. Sa confiance en la piste Cabuche en fut même ébranlée. Est-ce que les Lachesnaye auraient eu raison ? est-ce que les coupables, contre toute vraisemblance, seraient cet employé honnête et sa jeune femme, si douce ?

— L’homme avait-il sa barbe entière, comme vous ? demanda-t-il à Roubaud.

Ce dernier eut la force de répondre, sans que sa voix tremblât :

— Sa barbe entière, non, non ! Pas de barbe du tout, je crois.

Jacques comprit que la même question allait lui être posée. Que dirait-il ? car il aurait bien juré, lui, que l’homme portait toute sa barbe. En somme, ces gens ne l’intéressaient point, pourquoi ne pas dire la vérité ? Mais, comme il détournait ses yeux du mari, il rencontra le regard de la femme ; et il lut, dans ce regard, une supplication si ardente, un don si entier de toute la personne, qu’il en fut bouleversé. Son frisson ancien le reprenait : l’aimait-il donc, était-ce donc celle-là qu’il pourrait aimer, comme on aime d’amour, sans un monstrueux désir de destruction ? Et, à ce moment, par un singulier contrecoup de son trouble, il lui sembla que sa mémoire s’obscurcissait, il ne retrouvait plus l’assassin dans Roubaud. La vision redevenait vague, un doute le prenait, à ce point qu’il se serait mortellement repenti d’avoir parlé.

M. Denizet posait la question :

— L’homme avait-il sa barbe entière, comme monsieur Roubaud ?