Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/207

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mieux voir. Par la vitre de l’abri, brouillée d’eau, il ne distinguait rien ; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d’aiguilles, pincée d’un tel froid, qu’il y sentait comme des coupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pour reprendre haleine ; il ôtait ses lunettes, les essuyait ; puis, il revenait à son poste d’observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l’attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir, qu’à deux reprises il eut l’hallucination de brusques étincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.

Mais, tout d’un coup, dans les ténèbres, une sensation l’avertit que son chauffeur n’était plus là. Seule, une petite lanterne éclairait le niveau d’eau, pour que nulle lumière n’aveuglât le mécanicien ; et, sur le cadran du manomètre, dont l’émail semblait garder une lueur propre, il avait vu que l’aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C’était le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s’étaler sur le coffre, vaincu par le sommeil.

— Sacré noceur ! cria Jacques, furieux, le secouant.

Pecqueux se releva, s’excusa, d’un grognement inintelligible. Il tenait à peine debout ; mais la force de l’habitude le remit tout de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon, l’étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bien égale ; puis, il donna un coup de balai. Et, pendant que la porte du foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, en arrière sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avait incendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d’or.

Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui va jusqu’à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne. Aussi le mécanicien se remit-il à la manœuvre, très attentif, s’attendant à un fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par les beaux temps. La main sur le volant du changement de marche, il regardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se rendre