Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/278

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sou à personne… Et ce que tu as fait, ça pourrait se pardonner, car tu étais fou, comme tu m’avais rendue folle moi-même… Mais cet argent, ah ! cet argent abominable, qui ne devait plus exister pour toi, et que tu voles, sou à sou, pour ton plaisir… Qu’est-ce qui se passe donc, comment peux-tu être descendu si bas ?

Il l’écoutait, et, dans une minute de lucidité, il s’étonna aussi d’en être arrivé au vol. Les phases de la lente démoralisation s’effaçaient, il ne pouvait renouer ce que le meurtre avait tranché autour de lui, il ne s’expliquait plus comment une autre existence, presque un nouvel être, avait commencé, avec son ménage détruit, sa femme écartée et hostile. Tout de suite, d’ailleurs, l’irréparable le reprit, il eut un geste, comme pour se débarrasser des réflexions importunes.

— Quand on s’embête chez soi, grogna-t-il, on va se distraire dehors. Puisque tu ne m’aimes plus…

— Oh ! non, je ne t’aime plus.

Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la face envahie d’un flot de sang.

— Alors, fous-moi la paix ! Est-ce que je t’empêche de t’amuser ? est-ce que je te juge ?… Il y a bien des choses qu’un honnête homme ferait à ma place, et que je ne fais pas. D’abord, je devrais te flanquer à la porte, avec mon pied au derrière. Ensuite, je ne volerais peut-être pas.

Elle était devenue toute pâle, car elle aussi avait souvent pensé que, lorsqu’un homme, un jaloux, est ravagé par un mal intérieur, au point de tolérer un amant à sa femme, il y a là l’indice d’une gangrène morale, à marche envahissante, tuant les autres scrupules, désorganisant la conscience entière. Mais elle se débattait, elle refusait d’être responsable. Et, balbutiante, elle cria :

— Je te défends de toucher à l’argent.

Il avait fini de manger. Tranquillement, il plia sa serviette, puis se leva, en disant d’un air goguenard :