Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/293

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gissait, y ajoutait sans cesse des détails heureux, finissait par se croire comblée de joie et de biens. Elle, qui autrefois sortait si rarement, avait à cette heure la passion d’aller voir les paquebots partir : elle descendait sur la jetée, s’accoudait, suivait la fumée du navire jusqu’à ce qu’elle se fût confondue avec les brumes du large ; et elle se dédoublait, se croyait sur le pont avec Jacques, déjà loin de France, en route pour le paradis rêvé.

Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s’étant risqué à monter la voir chez elle, lui conta qu’il venait d’amener de Paris, dans son train, un de ses anciens camarades d’école, qui partait pour New York, exploiter une invention nouvelle, une machine à fabriquer des boutons ; et, comme il lui fallait un associé, un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre avec lui. Oh ! une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère qu’un apport d’une trentaine de mille francs, et où il y avait peut-être des millions à gagner. Il disait cela pour causer simplement, ajoutant d’ailleurs qu’il avait, bien entendu, refusé l’offre. Cependant, il en restait le cœur un peu gros, car il est dur tout de même de renoncer à la fortune, quand elle se présente.

Séverine l’écoutait, debout, les regards perdus. N’était-ce pas son rêve qui allait se réaliser ?

— Ah ! murmura-t-elle enfin, nous partirions demain…

Il leva la tête, surpris.

— Comment, nous partirions ?

— Oui, s’il était mort.

Elle n’avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d’un mouvement du menton. Mais il avait compris, il eut un geste vague, pour dire que, par malheur, il n’était pas mort.

— Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente et profonde, nous serions si heureux, là-bas ! Les trente mille francs, je les aurais en vendant la propriété ; et j’aurais