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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/314

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qu’ils n’aillent plus là-bas ensemble. Elle ne raisonnait pas, elle obéissait à l’instinct sauvage de détruire. Quand une épine restait dans sa chair, elle l’en arrachait, elle aurait coupé le doigt. Les tuer, les tuer la première fois qu’ils passeraient et, pour cela, culbuter le train, traîner une poutre sur la voie, arracher un rail, enfin, tout casser, tout engloutir. Lui, certainement, sur sa machine, y resterait, les membres aplatis ; la femme, toujours dans la première voiture, pour être plus près, n’en pouvait réchapper ; quant aux autres, à ce flot continuel de monde, elle n’y songeait seulement pas. Ce n’était personne, est-ce qu’elle les connaissait ? Et cet écrasement d’un train, ce sacrifice de tant de vies, devenait l’obsession de chacune de ses heures, l’unique catastrophe, assez large, assez profonde de sang et de douleur humaine, pour qu’elle y pût baigner son cœur énorme, gonflé de larmes.

Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n’ayant pas encore décidé à quel endroit, ni de quelle façon elle enlèverait un rail. Mais, le soir, n’étant plus de service, elle eut une idée, elle s’en alla, par le tunnel, rôder jusqu’à la bifurcation de Dieppe. C’était une de ses promenades, ce souterrain long d’une grande demi-lieue, cette avenue voûtée, toute droite, où elle avait l’émotion des trains roulant sur elle, avec leur fanal aveuglant : chaque fois, elle manquait de s’y faire broyer, et ce devait être ce péril qui l’y attirait, dans un besoin de bravade. Mais, ce soir-là, après avoir échappé à la surveillance du gardien et s’être avancée jusqu’au milieu du tunnel, en tenant la gauche, de façon à être certaine que tout train arrivant de face passerait à sa droite, elle avait eu l’imprudence de se retourner, justement pour suivre les lanternes d’un train allant au Havre ; et, quand elle s’était remise en marche, un faux pas l’ayant de nouveau fait virer sur elle-même, elle n’avait plus su de quel côté les feux rouges venaient de disparaître. Malgré son