Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/332

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les glaces brisées. Déjà quatre cadavres étaient rangés côte à côte, au bord de la voie. Une dizaine de blessés, étendus par terre, près des morts, attendaient, sans un médecin pour les panser, sans un secours. Et le déblaiement commençait à peine, on ramassait une nouvelle victime sous chaque décombre, le tas ne semblait pas diminuer, tout ruisselant et palpitant de cette boucherie humaine.

— Quand je vous dis que Jacques est là-dessous ! répétait Flore, se soulageant à ce cri obstiné qu’elle jetait sans raison, comme la plainte même de son désespoir. Il appelle, tenez, tenez ! écoutez !

Le tender se trouvait engagé sous les wagons, qui, montés les uns par-dessus les autres, s’étaient ensuite écroulés sur lui ; et, en effet, depuis que la machine râlait moins haut, on entendait une grosse voix d’homme rugir au fond de l’éboulement. À mesure qu’on avançait, la clameur de cette voix d’agonie devenait plus haute, d’une douleur si énorme, que les travailleurs ne pouvaient plus la supporter, pleurant et criant eux-mêmes. Puis, enfin, comme ils tenaient l’homme, dont ils venaient de dégager les jambes et qu’ils tiraient à eux, le rugissement de souffrance cessa. L’homme était mort.

— Non, dit Flore, ce n’est pas lui. C’est plus au fond, il est là-dessous.

Et, de ses bras de guerrière, elle soulevait des roues, les rejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait des portières, arrachait des bouts de chaîne. Et, dès qu’elle tombait sur un mort ou sur un blessé, elle appelait, pour qu’on l’en débarrassât, ne voulant pas lâcher une seconde ses fouilles enragées.

Derrière elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandis que Séverine, défaillante à rester ainsi debout, sans rien pouvoir faire, venait de s’asseoir sur la banquette défoncée d’un wagon. Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifférent, s’évitait les grosses fatigues, aidait