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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/353

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à examiner la voie, la petite maison du garde-barrière, avec son grand puits, le poste de cantonnement, cette étroite baraque de planches, où Misard semblait sommeiller, dans sa régulière et monotone besogne. Ces choses l’absorbaient maintenant pendant des heures, comme à la recherche d’un problème qu’il ne pouvait résoudre, et dont la solution pourtant importait à son salut.

Ce Misard, il ne se lassait pas de le regarder, cet être chétif, doux et blême, continuellement secoué d’une petite toux mauvaise, et qui avait empoisonné sa femme, et qui était venu à bout de cette gaillarde, en insecte rongeur, entêté à sa passion. Sûrement, depuis des années, il n’avait pas eu d’autre idée dans la tête, de jour et de nuit, pendant les douze interminables heures de son service. À chaque tintement électrique qui lui annonçait un train, sonner de la trompe ; puis, le train passé, la voie fermée, pousser un bouton pour l’annoncer au poste suivant, en pousser un autre pour rendre la voie libre au poste précédent : c’étaient là des mouvements simplement mécaniques, qui avaient fini par entrer comme des habitudes de corps dans sa vie végétative. Illettré, obtus, il ne lisait jamais, il restait les mains ballantes, les yeux perdus et vagues, entre les appels de ses appareils. Presque toujours assis dans sa guérite, il n’y prenait d’autre distraction que d’y déjeuner le plus longuement possible. Ensuite, il retombait à son hébétude, le crâne vide, sans une pensée, tourmenté surtout de terribles somnolences, s’endormant parfois les yeux ouverts. La nuit, s’il ne voulait pas succomber à cette irrésistible torpeur, il lui fallait se lever, marcher, les jambes molles, ainsi qu’un homme ivre. Et c’était ainsi que la lutte avec sa femme, ce sourd combat pour les mille francs cachés, à qui les aurait après la mort de l’autre, devait avoir été, durant des mois et des mois, l’unique réflexion, dans ce cerveau engourdi d’homme solitaire. Quand il sonnait de la trompe, quand il manœu-