Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/41

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pas même une voisine. Lui, était un ancien poseur de la voie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs comme stationnaire ; elle, dès le début, avait eu cinquante francs pour la barrière, dont Flore aujourd’hui se trouvait chargée ; et là étaient le présent et l’avenir, aucun autre espoir, la certitude de vivre et de crever dans ce trou, à mille lieues des vivants. Ce qu’elle ne racontait pas, c’étaient les consolations qu’elle avait encore, avant de tomber malade, lorsque son mari travaillait au ballast, et qu’elle demeurait seule à garder la barrière avec ses filles ; car elle possédait alors, de Rouen au Havre, sur toute la ligne, une telle réputation de belle femme, que les inspecteurs de la voie la visitaient au passage ; même il y avait eu des rivalités, les piqueurs d’un autre service étaient toujours en tournée, à redoubler de surveillance. Le mari n’était pas une gêne, déférent avec tout le monde, se glissant par les portes, partant, revenant sans rien voir. Mais ces distractions avaient cessé, et elle restait là, les semaines, les mois, sur cette chaise, dans cette solitude, à sentir son corps s’en aller un peu plus, d’heure en heure.

— Je te dis, répéta-t-elle pour conclure, que c’est lui qui s’est mis après moi, et qu’il m’achèvera, tout petit qu’il est.

Une sonnerie brusque lui fit jeter au dehors le même regard inquiet. C’était le poste précédent qui annonçait à Misard un train allant sur Paris ; et l’aiguille de l’appareil de cantonnement, posé devant la vitre, s’était inclinée dans le sens de la direction. Il arrêta la sonnerie, il sortit pour signaler le train par deux sons de trompe. Flore, à ce moment, vint pousser la barrière ; puis, elle se planta, tenant tout droit le drapeau, dans son fourreau de cuir. On entendit le train, un express, caché par une courbe, s’approcher avec un grondement qui grandissait. Il passa comme en un coup de foudre, ébranlant, menaçant d’em-