Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/44

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La belle avance ! on ne les connaît pas, on ne peut pas causer.

Il continuait de rire.

— Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passer souvent.

— Toi, c’est vrai, je te connais, et je sais l’heure de ton train, et je te guette, sur ta machine. Seulement, tu files, tu files ! Hier, tu as fait comme ça de la main. Je ne peux seulement pas répondre… Non, non, ce n’est pas une manière de voir le monde.

Pourtant, cette idée du flot de foule que les trains montants et descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du grand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards sur la voie, où tombait la nuit. Quand elle était valide, qu’elle allait et venait, se plantant devant la barrière, le drapeau au poing, elle ne songeait jamais à ces choses. Mais des rêveries confuses, à peine formulées, lui embarbouillaient la tête, depuis qu’elle demeurait les journées sur cette chaise, n’ayant à réfléchir à rien qu’à sa lutte sourde avec son homme. Cela lui semblait drôle, de vivre perdue au fond de ce désert, sans une âme à qui se confier, lorsque, de jour et de nuit, continuellement, il défilait tant d’hommes et de femmes, dans le coup de tempête des trains, secouant la maison, fuyant à toute vapeur. Bien sûr que la terre entière passait là, pas des Français seulement, des étrangers aussi, des gens venus des contrées les plus lointaines, puisque personne maintenant ne pouvait rester chez soi, et que tous les peuples, comme on disait, n’en feraient bientôt plus qu’un seul. Ça, c’était le progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers un pays de Cocagne. Elle essayait de les compter, en moyenne, à tant par wagon : il y en avait trop, elle n’y parvenait pas. Souvent, elle croyait reconnaître des visages, celui d’un monsieur à barbe blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine