Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/54

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là-dessous !… Mais il m’a ennuyée, Ozil. Ce n’est pas encore celui-là que je veux.

— Tu en veux donc un autre ?

— Ah ! je ne sais pas… Ah ! ma foi, non !

Un rire l’avait reprise, tandis qu’une pointe d’embarras la faisait se remettre à un nœud des cordes, dont elle ne pouvait venir à bout. Puis, sans relever la tête, comme très absorbée par sa besogne :

— Et toi, tu n’en as pas, d’amoureuse ?

À son tour, Jacques redevint sérieux. Ses yeux se détournèrent, vacillèrent en se fixant au loin, dans la nuit. Il répondit d’une voix brève :

— Non.

— C’est ça, continua-t-elle, on m’a bien conté que tu abominais les femmes. Et puis, ce n’est pas d’hier que je te connais, jamais tu ne nous adresserais quelque chose d’aimable… Pourquoi, dis ?

Il se taisait, elle se décida à lâcher le nœud et à le regarder.

— Est-ce donc que tu n’aimes que ta machine ? On en plaisante, tu sais. On prétend que tu es toujours à la frotter, à la faire reluire, comme si tu n’avais des caresses que pour elle… Moi, je te dis ça, parce que je suis ton amie.

Lui aussi, maintenant, la regardait, à la pâle clarté du ciel fumeux. Et il se souvenait d’elle, quand elle était petite, violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu’il arrivait, prise d’une passion de fillette sauvage. Ensuite, l’ayant souvent perdue de vue, il l’avait chaque fois retrouvée grandie, l’accueillant du même saut à ses épaules, le gênant de plus en plus par la flamme de ses grands yeux clairs. À cette heure, elle était femme, superbe, désirable, et elle l’aimait sans doute, de très loin, du fond même de sa jeunesse. Son cœur se mit à battre, il eut la sensation soudaine d’être celui qu’elle