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LA CURÉE

chées du gigot dans leur pain, gardant les bouteilles sous leur bras. Et, debout, ils causaient, la bouche pleine, écartant leur menton de leur gilet, pour que le jus tombât sur le tapis.

Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à un domestique s’il ne pourrait avoir un verre de champagne.

— Il faut attendre, monsieur ! répondit avec colère le domestique effaré, perdant la tête, oubliant qu’il n’était pas à l’office. On a déjà bu trois cents bouteilles.

Cependant, on entendait les voix de l’orchestre qui grandissaient, par souffles brusques. On dansait la polka des Baisers, célèbre dans les bals publics, et dont chaque danseur devait marquer le rythme en embrassant sa danseuse. Mme d’Espanet parut à la porte de la salle à manger, rouge, un peu décoiffée, traînant, avec une lassitude charmante, sa grande robe d’argent. On s’écartait à peine, elle était obligée d’insister du coude pour s’ouvrir un passage. Elle fit le tour de la table, hésitante, une moue aux lèvres. Puis elle vint droit à M. Hupel de la Noue, qui avait fini et qui s’essuyait la bouche avec son mouchoir.

— Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec un adorable sourire, de me trouver une chaise ! j’ai fait le tour de la table inutilement…

Le préfet avait une rancune contre la marquise, mais sa galanterie n’hésita pas ; il s’empressa, trouva la chaise, installa Mme d’Espanet, et resta derrière son dos, à la servir. Elle ne voulut que quelques crevettes, avec un peu de beurre, et deux doigts de champagne. Elle mangeait avec des mines délicates, au milieu de la gloutonnerie des hommes. La table et les chaises étaient