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LES ROUGON-MACQUART.

rerait les ficelles à sa guise. Et voilà qu’au jour décisif, le pantin, dans sa lourdeur aveugle, voulait marcher seul ! Tout l’esprit de ruse, toute l’activité fébrile de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre très-capable d’une décision brutale, pareille à celle qu’il avait prise en faisant signer à sa mère le reçu de cinquante mille francs ; l’instrument était bon, peu scrupuleux ; mais elle sentait le besoin de le diriger, surtout dans les circonstances présentes qui demandaient beaucoup de souplesse.

La nouvelle officielle du coup d’État n’arriva à Plassans que dans l’après-midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir, la réunion était au complet dans le salon jaune. Bien que la crise fût vivement désirée, une vague inquiétude se peignait sur la plupart des visages. On commenta les événements au milieu de bavardages sans fin. Pierre, légèrement pâle comme les autres, crut devoir, par un luxe de prudence, excuser l’acte décisif du prince Louis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaient présents.

— On parle d’un appel au peuple, dit-il ; la nation sera libre de choisir le gouvernement qui lui plaira… Le président est homme à se retirer devant nos maîtres légitimes.

Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme, accueillit ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvre de l’heure présente, se moquaient bien de ce qui arriverait ensuite ! Toutes les opinions sombraient. Roudier, oubliant sa tendresse d’ancien boutiquier pour les Orléans, interrompit Pierre avec brusquerie. Tous crièrent :

— Ne raisonnons pas. Songeons à maintenir l’ordre.

Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains. Cependant, la ville n’avait éprouvé qu’une légère émotion à l’annonce des événements de Paris. Il y avait eu des