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Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/125

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LA FORTUNE DES ROUGON.

— Je suis un enfant, dit-il ; la peur me rend bête.

Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère qui reconduisait quelqu’un. Il n’eut que le temps de se jeter dans un trou noir que formait un petit escalier menant aux combles de la maison. La porte s’ouvrit, le marquis parut, suivi de Félicité. M. de Carnavant se retirait d’habitude avant les rentiers de la ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer des poignées de main dans la rue.

— Eh ! petite, dit-il sur le palier, en étouffant sa voix, ces gens sont encore plus poltrons que je ne l’aurais cru. Avec de pareils hommes, la France sera toujours à qui osera la prendre.

Et il ajouta avec amertume, comme se parlant à lui-même :

— La monarchie est décidément devenue trop honnête pour les temps modernes. Son temps est fini.

— Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité. Le triomphe du prince Louis lui paraît assuré.

— Oh ! vous pouvez marcher hardiment, répondit le marquis en descendant les premières marches. Dans deux ou trois jours, le pays sera bel et bien garrotté. À demain, petite.

Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venait d’avoir un éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné la rue, il dégringola quatre à quatre l’escalier et s’élança dehors comme un fou ; puis il prit sa course vers l’imprimerie de l’Indépendant. Un flot de pensées battait dans sa tête. Il enrageait, il accusait sa famille de l’avoir dupé. Comment ! Eugène tenait ses parents au courant de la situation, et jamais sa mère ne lui avait fait lire les lettres de son frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément les conseils ! Et c’était à cette heure qu’il apprenait par hasard que ce frère aîné regardait le succès du coup d’État comme certain ! Cela,