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LES ROUGON-MACQUART.

Dès février, il s’était dit que Plassans lui appartenait, et la façon goguenarde dont il regardait, en passant dans les rues, les petits détaillants qui se tenaient, effarés, sur le seuil de leur boutique, signifiait clairement : « Notre jour est arrivé, mes agneaux, et nous allons vous faire danser une drôle de danse ! » Il était devenu d’une insolence incroyable ; il jouait son rôle de conquérant et de despote, à ce point qu’il cessa de payer ses consommations au café, et que le maître de l’établissement, un niais qui tremblait devant ses roulements d’yeux, n’osa jamais lui présenter sa note. Ce qu’il but de demi-tasses, à cette époque, fut incalculable ; il invitait parfois les amis, et pendant des heures il criait que le peuple mourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n’aurait pas donné un sou à un pauvre.

Ce qui fit surtout de lui un républicain féroce, ce fut l’espérance de se venger enfin des Rougon, qui se rangeaient franchement du côté de la réaction. Ah ! quel triomphe ! s’il pouvait un jour tenir Pierre et Félicité à sa merci ! Bien que ces derniers eussent fait d’assez mauvaises affaires, ils étaient devenus des bourgeois, et lui, Macquart, était resté ouvrier. Cela l’exaspérait. Chose plus mortifiante peut-être, ils avaient un de leurs fils avocat, un autre médecin, le troisième employé, tandis que son Jean travaillait chez un menuisier, et sa Gervaise, chez une blanchisseuse. Quand il comparait les Macquart aux Rougon, il éprouvait encore une grande honte à voir sa femme vendre des châtaignes à la halle et rempailler le soir les vieilles chaises graisseuses du quartier. Cependant, Pierre était son frère, il n’avait pas plus droit que lui à vivre grassement de ses rentes. Et, d’ailleurs, c’était avec l’argent qu’il lui avait volé, qu’il jouait au monsieur aujourd’hui. Dès qu’il entamait ce sujet, tout son être entrait en rage ; il clabaudait pendant des heures, répétant ses anciennes accusations à satiété, ne se lassant pas de dire :