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LA FORTUNE DES ROUGON.

vants qui savent à peine signer leur nom et qui parlent de l’algèbre comme d’une personne de leur connaissance. Rien ne détraque autant un esprit qu’une pareille instruction, faite à bâtons rompus, ne reposant sur aucune base solide. Le plus souvent, ces miettes de science donnent une idée absolument fausse des hautes vérités, et rendent les pauvres d’esprit insupportables de carrure bête. Chez Silvère, les bribes de savoir volé ne firent qu’accroître les exaltations généreuses. Il eut conscience des horizons qui lui restaient fermés. Il se fit une idée sainte de ces choses qu’il n’arrivait pas à toucher de la main, et il vécut dans une profonde et innocente religion des grandes pensées et des grands mots vers lesquels il se haussait, sans toujours les comprendre. Ce fut un naïf, un naïf sublime, resté sur le seuil du temple, à genoux devant des cierges qu’il prenait de loin pour des étoiles.

La masure de l’impasse Saint-Mittre se composait d’abord d’une grande salle sur laquelle s’ouvrait directement la porte de la rue ; cette salle, dont le sol était pavé et qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger, avait pour uniques meubles des chaises de paille, une table posée sur des tréteaux, et un vieux coffre qu’Adélaïde avait transformé en canapé, en étalant sur le couvercle un lambeau d’étoffe de laine ; dans une encoignure, à gauche d’une vaste cheminée, se trouvait une Sainte Vierge en plâtre, entourée de fleurs artificielles, la bonne mère traditionnelle des vieilles femmes provençales, si peu dévotes qu’elles soient. Un couloir menait de la salle à la petite cour, située derrière la maison, et dans laquelle se trouvait un puits. À gauche du couloir, était la chambre de tante Dide, une étroite pièce meublée d’un lit en fer et d’une chaise ; à droite, dans une pièce plus étroite encore, où il y avait juste la place d’un lit de sangle, couchait Silvère, qui avait dû imaginer tout un système de planches, montant jusqu’au plafond, pour garder auprès de lui ses