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LA FORTUNE DES ROUGON.

net, lorsque Macquart s’éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il déclara qu’il avait faim, puis il demanda l’heure, et quand son frère lui eut dit qu’il était cinq heures, il murmura, avec une méchanceté diabolique, en feignant un vif étonnement, que les insurgés lui avaient promis de revenir plus tôt et qu’ils tardaient bien à le délivrer. Rougon, après lui avoir fait servir à manger, descendit, agacé par cette insistance de Macquart à parler du retour de la bande insurrectionnelle.

Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parut changée. Elle prenait un air singulier ; des ombres filaient rapidement le long des trottoirs, le vide et le silence se faisaient, et, sur les maisons mornes, semblait tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une pluie fine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement à cette panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante ; les habitants étaient las, rassasiés de leur triomphe, à ce point qu’il ne leur restait des forces que pour rêver des représailles terribles de la part des insurgés. Rougon frissonna dans ce courant d’effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant un café de la place des Récollets, qui venait d’allumer ses lampes, et où se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, il entendit un bout de conversation très-effrayant.

— Eh bien ! monsieur Picou, disait une voix grasse, vous savez la nouvelle ? le régiment qu’on attendait n’est pas arrivé.

— Mais on n’attendait pas de régiment, monsieur Touche, répondait une voix aigre.

— Faites excuse. Vous n’avez donc pas lu la proclamation ?

— C’est vrai, les affiches promettent que l’ordre sera maintenu par la force, s’il est nécessaire.

— Vous voyez bien ; il y a la force ; la force armée, cela s’entend.