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LA FORTUNE DES ROUGON.

cules, la face blême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ils avaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras.

Rougon déclara gravement que, l’état des choses demeurant le même, il n’y avait pas lieu de rester en permanence. Si quelque événement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par une décision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier des soins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenait d’avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait à la Grand’Porte, avec conviction.

Pierre rentra l’oreille basse, se coulant dans l’ombre des maisons. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Il entendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes, qu’il monta l’escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mine consternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêve croulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Le jour tombait, un jour sale d’hiver qui donnait des teintes boueuses au papier orange à grands ramages ; jamais la pièce n’avait paru plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure, ils étaient seuls ; ils n’avaient plus, comme la veille, un peuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait de suffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Si le lendemain la situation ne changeait pas, la partie était perdue. Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d’Austerlitz, en regardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voir si morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo.

Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement à la fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l’encens de toute une sous-préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux en bas, sur la place ; elle ferma les persiennes, voyant des têtes se tourner vers leur maison, et